Arthur Tress est né à Brooklyn en 1940. Enfant, il avait pour habitude de fréquenter la presqu’île de Coney Island, un royaume du divertissement où les gens venaient chercher un plaisir chimérique au sortir de la guerre.
La distraction s’y révélait alors dans sa force disruptive, comme un état de folie passagère pendant lequel les gens pouvaient sortir de leur vie, de leur communauté religieuse, échapper à leurs obligations.
C’est dans ce théâtre de l’étrange – lieu de renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs – que le jeune Arthur Tress forge son regard de photographe. Nous l’imaginons volontiers contempler l’eau grise, à peine iodée, et s’asseoir sur le sable dur, tassé par les piétinements des visiteurs, afin d’observer le spectacle qui se jouait devant lui. Un enfant déjà différent, avec une conscience accrue des failles du monde qui l’entoure et pour qui les mécaniques vacillantes des attractions avaient la couleur de l’âme humaine.
Si les lieux de son enfance américaine, où les adultes se laissaient aller à des jeux enfantins dans un joyeux exutoire, ont fonctionné comme un catalyseur, le monde des enfants eux-mêmes occupe une place prépondérante dans le travail d’Arthur Tress. Le photographe ne souscrit pas à l’idée de l’enfance comme un paradis perdu. Chez lui, les enfants sont intranquilles et emplis d’une inquiétante mélancolie. Le visage de l’enfance est celui de ce garçon rampant sur le sol avec des racines à la place des mains, cet être au genre indéterminé qui nous apostrophe du regard en fumant une cigarette pendant que ses camarades jouent ou cet écolier asphyxié sous son bonnet d’âne dans une classe d’école désertée.
Ces photographies rendent compte de la force subversive de l’imaginaire des jeux de l’enfance, à un moment de la vie où l’on s’invente un univers conforme à ses désirs. Arthur Tress porte un regard juste sur cette période où cohabitent au sein d’une même personne la spontanéité et la joie de la découverte d’une part et l’incommunicabilité et la peur de l’inconnu de l’autre.
Arthur Tress dit les marges. Ses photographies révèlent la violence de la conformation aux attentes de la société qui s’exerce sur ceux qui s’en éloignent. La remise en question du masculin et du féminin, le rejet de l’injonction du mariage, l’infirmité physique préoccupent les personnages qui peuplent ses images.
L’univers d’Arthur Tress évolue à la lisière du rêve et de la réalité, dans une quête obstinée de saisir cette limite. Les photographie de l’artiste ne sont jamais en pleine lumière mais toujours dans une pénombre. Elles ne nous montrent pas une scène mais suggèrent un souvenir évanoui.
Arthur Tress déterre des images enfouies dans notre inconscient pour créer une mythologie corrosive.
Ces oeuvres sont révélatrices d’une vérité intérieure qui reste en mémoire. Une fois vues, ces images entrent dans notre répertoire visuel car elles nous révèlent quelque chose de nous. Afin d’ausculter le monde, Arthur Tress met en scène la vision qu’il a en tête au moyen d’accessoires et capture son image. Il travestit le réel pour lui donner l’apparence de son rêve.
Le travail d’Arthur Tress nous fait entrer dans un entre-deux-mondes où la mort est omniprésente.
Il y a une urgence à saisir les êtres qui se situent dans cette limite, comme la fois où il avait descendu son père dans la neige à New York, pour capter de lui un dernier cliché, quelques jours avant sa mort. Le vieil homme apparaissait bouche ouverte comme saisi dans un dernier râle, nous confrontant à l’immobilité tragique de son corps.
Les oeuvres d’Arthur Tress sont des visions invraisemblables aux allures de mirages. Elles donnent l’impression d’avoir surpris une vérité sur ces êtres que nous n’aurions pas dû voir, comme la jeune fille devant le château de Breteuil qui sauve des poissons avant l’assèchement d’un bassin. Agenouillée dans la vase, la mine anxieuse, elle semble nous dire « Que regardez vous
Il s’agit de la première exposition monographique que la galerie Esther Woerdehoff consacre à Arthur Tress depuis 1998, à découvrir dès la rentrée.
Une seule oeuvre d’Arthur Tress faisait partie de la toute première exposition de la galerie Une exposition pour enfants, qui montrait des oeuvres d’icônes de la photographie accrochées à la hauteur des mômes.
J’avais choisi l’image du hibou, qui faisait partie de ma collection. Un an après, une exposition monographique était consacrée au travail d’Arthur Tress.
Je l’avais invité à passer dix jours à Paris, lui qui vit à San Francisco. Il a vécu sous notre toit, au sein de ma famille. Il se levait tôt le matin pour rôder dans les rues et trouver ses sujets. Quand nous avons préparé le petit-déjeuner pour notre fille, il est entré avec un sourire malicieux sur son visage, content de ses promenades matinales.
Pour sa première exposition personnelle à la galerie, nous avions vingt-cinq photographies d’Arthur Tress sur les murs et son ami, l’écrivain Michel Tournier, nous a honoré de plusieurs visites.
À l’époque, j’avais entamé le projet de me faire photographier par les artistes de la galerie. J’avais donc bien demandé à Arthur de faire mon portrait pendant son séjour. Les jours passent sans qu’il ne bouge et j’ai dû lui rappeler plusieurs fois, jusqu’au moment où je me suis résignée. J’avais compris qu’il n’en avait pas envie.
Une heure avant son départ pour prendre l’avion, il m’a cherchée. Mon mari lui a dit que j’étais chez le coiffeur. Quelle surprise de voir entrer Arthur dans le petit salon où j’étais assise, des bouts d’aluminium dans mes cheveux, sous une immense cloche comme un lampadaire, avec le tablier jusqu’au menton !
La coiffeuse était ahurie car, pour faire sa photo, Arthur avait déplacé des meubles.
Plus tard, il m’a envoyé le cliché. Inutile de dire que je ne m’aimais pas du tout sur cette photo. Je ressemblais à quelque chose entre une sorcière et un extraterrestre.
Les rêves d’Arthur Tress ne m’ont jamais quittée. Le livre qu’il a fait avec Michel Tournier se lit comme une psychologie de l’humanité.
Making Leaves, Cold Spring, New York, 1978 : on y trouve tout. Son rapport à la sexualité, aux hommes, au couple. Sur un lit conjugal couvert de feuilles mortes s’embrassent deux fourches avec des dents longues et aiguisées.
Bride and Groom, 1971 : bien avant Photoshop, cette photographie est une composition d’un personnage qui donne l’illusion d’avoir devant soi un couple de jeunes mariés à l’intérieur d’une église détruite.
Je partage la fascination pour l’humour acide d’Arthur Tress avec le grand collectionneur parisien Jérôme Prochiantz. Spontanément, il s’est proposé de fusionner une partie de nos collections pour cette exposition.
Ce geste généreux me touche et j’en suis reconnaissante.
Galerie Esther Woerdehoff
36 Rue Falguière, 75015 Paris, France