Nicolas POL : Les Trois Grâces – Galerie Valerie Delaunay, Paris

Les Trois Grâces de Nicolas Pol sont bien éloignées des jeunes femmes dénudées aux lignes ondoyantes venues de l’Antiquité. De la fresque de Pompéi à la sculpture de Canova, en passant par Raphaël ou Cranach, les trois Grâces incarnent une image de la beauté parfaite, fondée sur l’harmonie, l’équilibre et la sensualité contenue. À tel point que cette image, si nous en retenons la satisfaction qu’elle offre au regard, peut, du même coup, paraître creuse : forme pure et sans consistance —d’autant que ces figures associées à Vénus ont une signification aussi fluctuante qu’incertaine. Ce n’est donc pas un hasard si Nicolas Pol a choisi ce motif pour poursuivre, dans sa nouvelle série de peintures, une critique de l’image. Chez lui, les trois grâces deviennent tournesols : corolles jaunes posées au sommet d’une tige roide, fleurs poussées hors-sol dans un univers déserté par toute possibilité de grâce. Le fond rouge sombre et épais de la composition est criblé de signes cryptiques qui saturent l’espace : graffs, dessins sommaires, collages, graphismes symboliques. À mesure que le monde se remplit de signes, le sens s’éteint, l’image se vide.

ZONDIII, 2022, acrylique, peinture à l’huile et sérigraphie sur toile, 163 x 130 cm

La toile est comparable à une bâche exposée aux assauts extérieurs et recouverte de façon aléatoire jusqu’au trop-plein. Au milieu de l’air suffocant, les fleurs sont en quête d’une bulle respirable. Le monde bruit en permanence, vibre, grésille.

Pourtant, sur ces compositions au format large et derrière l’aspect déconcertant des formes qui se chevauchent, des larges traits de peinture, des signes qui clignotent, une volonté encyclopédique se déploie. Critiquer, mais aussi construire, dans un mouvement dialectique qui sous-tend ce travail en profondeur. Si chacune des compositions de Nicolas Pol est surinvestie d’éléments et de techniques variés, voire disparates, c’est qu’un sens global s’y écrit en permanence. Dans la grande tradition de la Renaissance, le peintre est aussi le savant. Références érudites, dessins techniques, planches d’encyclopédie, cartes, mais aussi vues d’intérieurs qui pourraient rappeler les salons du Nautilus : les compositions les agencent en toile d’araignée, réseaux complexes ou strates de sens.

Marcel Duchamp nous y a habitué depuis son « Grand Verre » (dont la date d’achèvement remonte exactement à un siècle) : l’humour, voire le cynisme, n’interdisent pas la volonté d’interrogation ou de compréhension, ils en sont même un mode fondamental, celui de la remise en question permanente.

Aux « trois grâces » répondent les « trois ordres » pascaliens : pourtant, ceux-ci se racontent sous l’apparence de boîtes de corned beef « Pacific », dont l’image se répète ad libitum, directement imprimée sur la toile, d’après une évidente référence Warholienne. Car à l’encyclopédisme se joint aussi l’histoire de la peinture et les assauts variés que le XX e siècle lui a fait subir, comme pour mieux en montrer l’irréductible résistance. Nicolas Pol, ici, s’en empare joyeusement. On voit dans ses œuvres du Pollock, du Warhol, du Hains ou peut- être encore du Basquiat, mais dans un effet de mise-en-abyme vertigineux où les effets picturaux s’annihilent l’un l’autre, créant cette puissance éruptive qui jaillit sous notre regard.

Les toiles de Nicolas Pol proposent un nouveau baroque : déflagration qui nous saisit et qui, loin de détruire la peinture, fait d’elle un monde ouvert aux signes, aux clés et aux indicateurs, grâce auxquels on peut entrevoir, derrière l’immense brouhaha du monde, la possibilité de sa compréhension.

Anne Malherbe

Critique d’art, historienne de l’art

Vietnamese Moon IV, 2020, acrylique, peinture à l’huile et sérigraphie sur toile, 163 x 130 cm

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