Au Congo-Kinshasa, l’art sait être drôle quand tout, alentour, inspire le désenchantement, l’amertume ou la colère. C’est d’ailleurs l’une des particularités reconnues de l’art congolais. À quoi cela tient-il ? Il est tentant d’invoquer les dimensions sociologiques et psychologiques associées à l’état de crise permanent dans lequel vivent les Congolais, cette vie à la fois précaire et festive, et festive parce que l’humour, la dérision, mais aussi la danse et la musique, sont des armes de survie. Pourtant la RDC n’a pas l’apanage de la crise, et tous les pays en difficulté ne se singularisent pas de la même façon.
La source principale se trouve dans la « peinture populaire », définie par son chef de file Chéri Samba comme venant du peuple et pouvant être compris du peuple. Dans les années 70 et 80, les peintres populaires kinois ne voyageaient pas, n’avaient pas internet, et ne savaient rien ou presque des tendances mondiales de l’art. Autodidactes au sens plein du terme, ils n’avaient d’autre dessein que de reproduire sur la toile ce qu’ils observaient autour d’eux. C’est ainsi qu’ils ont fixé la vie sociale sur leurs tableaux, à partir de scènes de rue, de bars, etc. Et comme dans la vraie vie on sait s’amuser d’un rien, la drôlerie ne pouvait manquer de se retrouver dans leurs œuvres. Le succès de cette peinture en a fait l’une des expressions culturelles majeures du pays.
Archétype des peintres populaires kinois de cette génération, Chéri Benga aura fait de l’art joyeux toute sa vie – « art joyeux » désignant ici tout à la fois un art cocasse, humoristique, ironique, facétieux, gai, espiègle, etc. Chéri Benga peint avec beaucoup de simplicité des scènes de la vie quotidienne : on se bagarre, on se pavane, on danse, on souffre du délestage, du manque de tout mais on garde le sens de l’humour.
C’est ainsi que les sujets sérieux, aussi bien que les autres, se trouvent traités avec fantaisie. La pandémie de Covid devient Pochvid 19 sous le pinceau de Chéri Benga, qui illustre par la dérision les conséquences économiques des mesures de confinement. L’art est aussi dans le titre du tableau. Exemple avec KO debout, sur le sujet inépuisable de la séduction, ou avec Transport ou malédiction, qui donne un aperçu savoureux du quotidien des usagers des minibus bondés sous le pinceau de Moke Fils… Grande figure de la peinture populaire, passé maître dans l’art de chroniquer la vie nationale, Chéri Chérin a croqué tour à tour sapeurs, politiciens, fêtards, prostituées, prophètes… et restitue dans le tableau À la terrasse l’atmosphère singulière des bars qui se muent le soir en lieux de fête où la danse enflamme l’ambiance.
La peinture populaire congolaise a livré de nombreuses œuvres mettant en scène des 2 animaux anthropomorphes. Parmi les classiques du genre le Grand Prix Chéri Benga ou bien les orchestres animaliers, où règne une atmosphère joyeuse et débridée. Les animaux entrent aussi dans les tableaux lorsqu’il est imprudent ou malvenu d’y représenter des hommes. Pour dénoncer les abus de pouvoir, l’art de la parabole est souvent plus puissant que la représentation directe. On penche alors davantage vers La Fontaine et la satire, comme avec Le crime du chat de JP Mika.
S’il ne s’inscrit pas dans l’art populaire, Amani Bodo livre sa version d’un grand classique avec Le Grand orchestre des animaux. Une version virtuose où l’on plonge avec jubilation dans les détails. Peintre figuratif et symbolique, Amani Bodo trace une voie singulière dans la peinture congolaise, explorant deux champs d’expression. Dans le premier il questionne l’état de l’Afrique et sa place dans le monde, sujet grave et sérieux, tandis que dans l’autre, sans doute la respiration du premier, il réalise des compositions pleines d’humour. Sapeurs réjouissants et scènes cocasses sortent de son pinceau avec une apparente facilité. Mais ne nous y trompons pas, l’art joyeux n’est pas un exercice si facile qu’il y paraît. Il y faut du savoir-faire, de la maîtrise, de l’application, en un mot du sérieux ! Suivant la formule inspirée d’André
Magnin, « au Congo les artistes font sérieusement des choses drôles ». En effet, et dans cette matière Amani Bodo fait autorité. Exemple avec Artistes en perdition, où il traite par la dérision le sujet sensible de l’expatriation des artistes hors d’Afrique.
C’est aussi d’expatriation qu’il est question dans le caustique Nazongi mboka libela, où l’on peut lire la stupéfaction d’une famille qui voit rentrer le fils qu’elle pensait durablement établi en Europe. Bédéiste ayant évolué tardivement vers la peinture sur toile, Papa Mfumu’Eto 1er a une prédilection pour les récits empreints de sorcellerie et de mysticisme, mais s’illustre aussi dans la représentation de scènes du quotidien assorties de dialogues savoureux.
La peinture n’a pas l’apanage de l’art joyeux. Ainsi le travail de Kura Shomali, qui travaille à l’encre sur papier, est souvent teinté d’humour, d’ironie et d’autodérision. La tonalité incomparable de ses œuvres nous fait penser que cet art ne peut être produit qu’à Kinshasa. À tort bien évidemment, mais il semble y avoir là une marque de fabrique, et Kura, formé à l’école d’art de Strasbourg mais artiste profondément kinois, fait partie de ceux qui la façonnent. On sent qu’il s’amuse avec ses propres personnages. Dans Miss Panda, prenant acte de l’engouement généralisé pour les gros mammifères noirs et blancs, il croque une ingénue ravie sur un lit de pandas qui tirent la langue sous le poids (ou les charmes) de la demoiselle.
Si l’art populaire tient une bonne place dans l’art joyeux, il n’a plus la cote parmi la jeune génération d’artistes congolais. On respecte le succès des aînés comme on respecte ceux qui ont su trouver la voie du succès. Mais les jeunes n’entendent pas placer leurs pas dans ceux de la génération de leurs grands-parents. Et il faut bien reconnaître qu’il est risqué de monter dans un train depuis si longtemps lancé. Par conséquent ne regrettons rien, laissons s’accomplir les cycles, espérons simplement que la quête légitime de modernité et d’insertion dans l’art mondial ne conduise pas l’art congolais vers une normalisation dans laquelle, on le sait, l’humour n’a guère sa place. Fabrice Bousteau soulignait récemment dans BeauxArts Magazine que le seul humour accepté dans l’art occidental est « cynique, noir, voire morbide ». « L’art qui fait rire dérange, indéniablement. Il est taxé de vulgarité et méprisé tant il désacralise l’idée même d’art ».*
Si l’art est donc une affaire trop sérieuse pour être drôle, l’exposition Art joyeux – Toseka ! peut s’annoncer, sans risque et sans rire, comme un véritable évènement !
Galerie Angalia
10 Rue des Coutures Saint-Gervais, 75003 Paris, France