La diégèse de L’Homme abandonné (Metruk Adam) se construit autour de Baran, un homme dont l’âme, nous dit-on, même le temps ne peut guérir. Interprété par Mert Ramazan Demir, Baran sort d’une longue peine de prison, une sentence qu’il a purgée non pas pour sa propre transgression, mais pour un crime commis par son frère. Cet acte de sacrifice familial, loin d’être une source d’honneur, s’est métastasé en une blessure interne purulente. Sa réinsertion dans la société est une étude sur la friction ; il aspire à se construire une nouvelle vie, symbolisée par le modeste rêve d’ouvrir un atelier de réparation, mais il reste enchaîné aux malheurs de sa famille et au tourment profond de son passé. L’architecture narrative repose sur une exploration poignante des secondes chances, du pardon et du pouvoir redoutable, souvent destructeur, des liens familiaux. Le pivot émotionnel du film est la relation inattendue et transformatrice que Baran noue avec sa jeune nièce, Lidya, jouée par Ada Erma. C’est à travers ce lien que les murs endurcis qui protègent sa psyché commencent à s’effriter. Sa lutte pour le bien-être de la jeune fille devient inextricablement liée à son propre salut, un chemin qui l’oblige à affronter les décombres de sa propre enfance et qui culmine avec la révélation d’une vérité choquante, prête à altérer irrévocablement le cours de sa vie.
Le choix du nom du protagoniste est un acte d’intertextualité significatif, créant un dialogue direct avec une œuvre fondatrice du cinéma turc moderne. Baran était aussi le nom du protagoniste du film séminal de Yavuz Turgul de 1996, Eskiya, le Bandit, un personnage également libéré après une longue incarcération. Eskiya, le Bandit a marqué un tournant, un film qui a presque à lui seul revitalisé le box-office national et signalé la maturation du « Nouveau Cinéma Turc ». En invoquant ce nom, L’Homme abandonné se positionne consciemment dans cette lignée cinématographique spécifique. C’est une affirmation d’ambition, suggérant que le film vise à être une réinterprétation contemporaine des thèmes de l’aliénation et de la réintégration qui définissaient Eskiya, le Bandit, en les reformulant pour une nouvelle ère où le récit turc est de plus en plus façonné par et pour un public mondial.
La formule OGM : un modèle de production mondial
Le film est réalisé par Çağrı Vila Lostuvalı, une réalisatrice dont la carrière est profondément ancrée dans l’univers des séries dramatiques turques de haut calibre. Sa filmographie étendue, qui comprend la réalisation de nombreux épisodes pour des séries acclamées par la critique et le public comme Poyraz Karayel, Masumlar Apartmanı et Suskunlar, lui a valu de multiples récompenses de la meilleure réalisatrice aux prestigieux Altın Kelebek Awards. L’Homme abandonné marque une transition importante pour Lostuvalı, appliquant son expertise avérée dans la création de récits émotionnellement intenses et centrés sur les personnages du format épisodique à une œuvre cinématographique autonome. Le scénario est le fruit d’une collaboration entre Murat Uyurkulak et Deniz Madanoğlu, cette dernière ayant déjà travaillé avec Lostuvalı, ce qui suggère une sensibilité créative commune qui imprègne la texture psychologique du film.
La production est assurée par OGM Pictures d’Onur Güvenatam, une société qui, depuis sa création en 2019, est rapidement devenue une force dominante dans le paysage médiatique turc. OGM a cultivé un modèle industriel distinct et très efficace, se spécialisant dans l’adaptation de récits psychologiquement complexes qui explorent les thèmes du traumatisme, des secrets de famille et de la guérison. Une part importante de sa production, qui inclut des titres de renommée internationale comme Paper Lives, Last Call for Istanbul et The Tailor, a été produite pour la plateforme de streaming mondiale Netflix. Ce film est emblématique de la « formule OGM » : un accent mis sur des histoires captivantes à portée universelle, capables de transcender les frontières culturelles. La société tire parti du talent et des conventions narratives perfectionnés dans l’industrie de la télévision turque (dizi), mondialement populaire, et les présente avec des valeurs de production élevées pour un marché international. La création d’OGM UNIVERSE, sa branche de distribution mondiale interne, représente une démarche stratégique pour contrôler le positionnement international de son contenu et consolider son rôle de fournisseur clé dans l’écosystème médiatique mondial.
Le casting comme synthèse thématique et commerciale
Le casting de L’Homme abandonné fonctionne comme une déclaration programmatique sur son identité et la convergence qui s’opère au sein de l’industrie cinématographique turque contemporaine. Le rôle principal de Baran est interprété par Mert Ramazan Demir, un acteur qui a accédé à la notoriété internationale grâce à la très populaire série télévisée Yalı Çapkını. Sa présence sert de moteur commercial, conçu pour attirer une importante base de fans mondiale cultivée par le phénomène dizi. Le film offre à Demir son premier grand rôle principal dans un long métrage, lui donnant une plateforme pour démontrer une palette dramatique au-delà de son personnage télévisuel établi. Dans des interviews, Demir a parlé de la comédie comme d’un moyen de s’exprimer et de se nourrir de la vie elle-même, transportant les émotions qu’il accumule en tant qu’individu dans ses performances — une philosophie qui correspond à l’orientation psychologique profonde du film.
En contrepoint stratégique, l’acteur, écrivain et réalisateur chevronné Ercan Kesal apparaît dans un rôle important. Kesal est un polymathe — médecin de formation, auteur publié et figure vénérée du cinéma d’art et d’essai international —, célèbre pour ses collaborations avec le réalisateur Nuri Bilge Ceylan sur des films reconnus par la Palme d’Or comme Les Trois Singes et Il était une fois en Anatolie. Sa participation confère au projet une gravité artistique et une profondeur intellectuelle immédiates, signalant son ambition d’être pris au sérieux sur le plan critique. Ce duo Demir-Kesal représente une fusion délibérée de deux sphères historiquement distinctes du cinéma turc : l’univers populiste du divertissement grand public, porté par les stars, et le domaine du cinéma d’auteur, acclamé par la critique et orienté vers les festivals. Le casting est un microcosme du projet global du film, une stratégie conçue pour maximiser l’audience en séduisant à la fois le marché de masse et le marché de prestige.
Un récit national pour une ère mondialisée
L’Homme abandonné arrive à un moment de profonde évolution du cinéma turc. L’industrie a dépassé la bifurcation historique entre les superproductions populistes et les œuvres indépendantes ésotériques, pour entrer dans un espace créatif que l’on pourrait qualifier de « juste milieu ». Le film illustre cette tendance, en utilisant des conventions narratives grand public et des valeurs de production élevées pour explorer les préoccupations personnelles et psychologiques généralement associées au cinéma d’auteur. Ses quêtes thématiques — une crise de la masculinité, le conflit entre le devoir familial et le salut individuel, et les effets persistants du traumatisme — sont au cœur du discours cinématographique contemporain en Turquie.
En faisant consciemment écho à Eskiya, le Bandit, le film ne se contente pas de regarder en arrière, mais reformule activement un récit national clé pour une nouvelle ère mondialisée. Le film de Turgul était l’histoire d’un homme issu d’un passé traditionnel et provincial confronté à un monde urbain moderne et corrompu — un récit sur les angoisses d’un moment spécifique du développement national de la Turquie. L’Homme abandonné actualise ce thème en déplaçant le conflit central vers l’intérieur. La prison de Baran n’est pas seulement un lieu physique, mais un état psychologique d’aliénation, et sa lutte porte moins sur la confrontation avec des antagonistes externes que sur une bataille interne avec son « âme brisée ». Cela peut être interprété comme la traduction d’un récit cinématographique turc classique dans un langage plus universel, à inflexion psychologique. Le conflit passe du sociopolitique au psycho-émotionnel, ce qui rend l’histoire plus exportable et l’aligne sur les sensibilités thérapeutiques du drame mondial contemporain. Le film est un artefact complexe de son époque, une œuvre de synthèse qui constitue un exemple convaincant de la manière dont un cinéma national dynamique absorbe les influences mondiales tout en articulant avec confiance ses propres histoires sur la scène internationale.
L’Homme abandonné sortira en exclusivité sur Netflix. La date de sortie est le 22 août 2025.

